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La danse des infidèles par Francis Paudras ...ils pu se dire lors de cette soirée, pour en arriver après tant d'années de séparation à une nouvelle rupture et cette fois définitive? Par discrétion, je n'évoquai plus jamais cet événement. Je sentis que Bud ne cicatriserait jamais cette blessure et qu'il continuerait de vivre cet amour refoulé. Finalement, Bud ne parla plus jamais de ses parents. Peut-être avait-il conservé cette âme de gosse qui étonnait tant notre entourage, dans l'espoir insensé de poursuivre un beau jour une enfance interrompue prématurément en renouant de meilleures relations avec ses parents, de tout recommencer, d'étancher cette affection retenue et d'entrer enfin dans l'univers des adultes? Je ne parle pas de ce sujet à la légère. Trois ans d'intimité avec lui m'avait suffisamment édifié sur la désespérante réalité de cette frustration. Le soir même, avant d'aller au club, Paul Chambers nous fit une visite à l'hôtel. Il n'avait pas vu Bud depuis 1959, avant son départ pour l'Europe et il fut particulièrement heureux de le revoir. J'étais réconforté par cette présence affectueuse qui me mit un peu de baume au cœur. Paul évoqua de nombreux souvenirs communs et réussit tout de même à le dérider un peu. Il était loin de soupçonner le drame que Bud venait de vivre et sur un ton très enjoué, il proposa de faire quelques photos avec un énorme appareil qu'il avait apporté et dont il semblait très fier. J'aurais tellement voulu qu'il voit Bud deux mois plus tôt. Je me sentais désormais incapable d'expliquer aux amis pour quelles nouvelles raisons Bud replongeait dans son mutisme légendaire et dans sa trop célèbre détresse. Mais après tout, n'était-il pas depuis longtemps l'archétype même du désespoir? Il ne faisait que rester fidèle à son image. Margareta était absente de New York pour quelques jours et cela n'arrangeait guère le moral de Bud. Paul vint nous chercher tous les jours pour les répétitions au Birdland et il en profitait à chaque fois pour faire des quantités impressionnantes de photos sous tous les angles. Les répétitions furent extrêmement succinctes. Depuis l'épisode malheureux avec son père, Bud était très abattu. Il joua ses nouveaux thèmes à Paul et à Roy Haynes sans grande conviction et refusa catégoriquement de répéter avec eux. Le lendemain, Charlie Mingus vint se joindre à nous et l'après-midi se déroula joyeusement dans le feu des conversations. En fin de journée avant que nous nous séparions, Bud décida soudain d'aller au piano pour jouer Autumn in New York. Ce fut la plus sublime et la plus déchirante version qu'il m'ait jamais été donné d'entendre. Les jours suivants, Charlie vint régulièrement nous rejoindre au club. Paul qui avait flairé que quelque chose clochait, décida de ne plus nous quitter. Quant à Roy, il ne venait plus qu'en soirée pour jeter un coup d'œil et surveiller l'évolution de la situation. En fait, nous restions au frais entre les murs du Birdland, alors qu'à l'extérieur, c'était la canicule ! Je passais les après-midi suivants à jouer à quatre mains avec Mingus et nous nous amusions comme des fous. Charlie avait une passion sans borne pour le clavier. Tatum et Bud étaient ses deux phares. Inutile de décrire l'affection qui nous lia immédiatement. Quand Roy arrivait le soir, Bud se faisait vraiment violence pour se traîner jusqu'au piano. Son bel enthousiasme en avait pris un sérieux coup. Alfred Lyon vint prendre des nouvelles et Bud en profita pour décliner brutalement le projet. Il venait pourtant de composer un dernier morceau, afin de compléter le disque ; son titre The gonest thing se passait de commentaire. Il était en effet difficile de dissocier ce thème de son ultime rencontre avec son père. L'enregistrement de ce disque fut donc purement et simplement annulé et les manuscrits originaux de Bud abandonnés sur le piano allèrent rejoindre mes archives. Il joua cependant ses thèmes le soir au club avec John Ore et J.C. Moses pour le retour de Margareta, ce qui me permit d'avoir pour le moins une idée de ce que Blue Note venait hélas de rater. Paul Chambers était désolé, mais lorsque je le mis au courant des peines sentimentales de Bud, il redoubla d'attention pour lui. Il passait pratiquement tous les après-midi en notre compagnie. Particulièrement désœuvré à cette époque, il ne donnait pas, lui non plus, avec son éternel costume noir un peu élimé, l'image d'un être comblé par la vie. Bouleversé, je regardais ce grand bassiste (pour moi, le meilleur de sa génération) émouvant de simplicité, un peu perdu dans cette tourmente. Paul et Bud n'avaient pas besoin de beaucoup parler pour échanger l'essentiel de leurs émotions. Sa sensibilité exacerbée l'avait renseigné dès les premiers jours. Il avait compris que nous ne roulions pas sur l'or et nous partagions notre maigre argent de poche pour survivre. Un télégramme arriva de Paris, fin septembre, pour annoncer que j'étais papa d'un garçon. Enfin, Gilles était né. Bud accueillit la nouvelle avec une joie réconfortante pour moi. D'un seul coup, je retrouvai dans son sourire radieux l'image de l'homme heureux qui depuis quelque temps s'estompait dans ma mémoire et je me sentis alors envahi d'une profonde nostalgie, je pris conscience que les miens me manquaient et maintenant, il y avait ce fils que je ne pouvais même pas contempler. Nos difficultés croissantes, la dégradation de la situation et du moral de Bud m'avaient installé dans une habituelle mélancolie. Bud, le futur parrain, galvanisé par la nouvelle, proposa spontanément de célébrer l'événement le lundi suivant, dans une petite boîte de Greenwhich Village. A la seule évocation du bébé et de son titre de parrain, il montrait à nouveau de l'entrain. Pour la première fois, j'évoquai l'idée de rentrer à Paris et il me sembla qu'il ne souhaitait plus rien d'autre… Francis Paudras |